November 23, 2016

Saisons et solitudes

Après l'hiver est le troisième roman de la Mexicaine Guadalupe Nettel.
C'est tantôt Cecilia, une jeune étudiante mexicaine qui élit domicile à Paris, tantôt Claudio, un New-Yorkais né à Cuba, qui relatent les événements. Tour à tour, y compris lorsqu'ils se rencontreront, Cecilia et Claudio livrent un point de vue personnel et sans fard sur leur état psychique, leurs doutes, leurs joies.


On oscille ainsi entre la vie à New York, Paris et ses cimetières, tandis que des souvenirs de Oaxaca et d'El Cerro, à La Havane, ressurgissent de temps à autre. Pendant longtemps, le lecteur est tenu à l'écart de l'actualité parce que ces personnages, enfermés sur eux-mêmes et solitaires, n'y prêtent pas attention. Ils écoutent souvent les bruits, ressentent parfois les saisons mais fuient le mouvement des humains. L'actualité surgit pourtant, à un moment, quand elle touche Claudio dans sa chair, avec toute la cruauté de sa trivialité.


Alors malgré quelques petites imperfections, dans la traduction française d'abord, ponctuée de coquilles et même de fautes, dans la construction du récit lui-même, où l'alternance des deux points de vue semble peut-être un peu prévisible, ce roman est une réussite.
Sans jamais en faire trop, avec des mots simples et sans complexe, Guadalupe Nettel confère à son récit un rythme qui tient le lecteur en haleine jusqu'au bout. Des cœurs et des corps bien vivants s'expriment ; ils disent tout, se décortiquent avec un naturel et une sobriété touchants.
L'amour et la mort, qui guette toujours au coin de la rue, s'entremêlent plus que jamais dans ce livre. D'ailleurs, les deux épigraphes de Baudelaire et de Roberto Bolaño n'annonçaient pas autre chose. Une double paternité littéraire qui se confirme tout au long du roman, où de nombreux écrivains français et latino-américains se répondent.

Une histoire émouvante dans un roman puissant : c'est Après l'hiver.


Après l’hiver, de Guadalupe Nettel ; traduit de l'espagnol (Mexique) par François Martin.
Paris : Buchet-Chastel, 2016.
293 p.
ISBN 978-2-283-02891-9 (br.) : 21 €
Titre original : Después del invierno. 2014.
www.buchetchastel.fr
Images : couverture du livre et portrait de l'auteur par Lisbeth Salas (droits réservés).

July 26, 2016

Le succès fou des loups

Les histoires de loups sont inusables et l'imagination des auteurs à ce sujet, infinie. Pour meilleure preuve ces trois livres destinés au jeune public.

Y a un louuuuhouu ! met en scène un loup et des cauchemars qui tentent d'effrayer une petite fille pendant la nuit. La situation se retourne plusieurs fois, aux dépens du loup... La trame, à l’humour décalé, recèle d'innombrables clins d'oeil aux contes traditionnels ; mots et dessins s'accompagnent dans un comique parfait.


Un agneau pour le dîner raconte l'histoire d'un agneau et d'un vieux loup affamé qui ne devaient jamais se rencontrer. Pourtant, les clichés laisseront bientôt place à un duo d'une tendresse rare.


Dans cette même collection qui ne propose que des histoires belles et simples, Bouh ! nous présente le courage et le calme de la petite Marilou, qui feront perdre leurs moyens aux loups qui veulent la croquer. Stratagèmes à utiliser face à tous les grands méchants loups qui se trouveront sur le passage du petit lecteur dans sa vraie vie.


Ces histoires de loups font ainsi revivre les peurs ancestrales, les frayeurs enfantines pour mieux les contrecarrer. Sans dramatiser. Les enfants, du reste, ne s'y trompent pas : ils en redemandent.
Preuve, s'il en fallait, que les loups ne sont pas démodés du tout.


Y a un louuuuhouu ! / André Bouchard.
Paris : Seuil Jeunesse, DL 2014.
40 p.
ISBN 979-10-235-0353-1 : 13,50 €
seuiljeunesse.com

Un agneau pour le dîner / texte de Steve Smallman ; illustrations de Joelle Dreidemy ; traduit de l’anglais par Mim.
Toulouse : Milan, DL 2012.
25 p.
Collection Le coffre à histoires.
ISBN 978-2-7459-5791-7 : 4,99 €
editionsmilan.com


Bouh ! / texte de Christine Palluy ; illustrations de Catherine Proteaux.
Toulouse : Milan, DL 2012.
20 p.
Collection Le coffre à histoires.
ISBN 978-2-7459-5790-0 : 4,99 €
editionsmilan.com

Images : couverture des livres (droits réservés)



September 04, 2015

Noyade

Hannibal, un homme névrosé et alcoolique, se débat depuis une quarantaine d'années avec ce que la vie lui a légué en matière de famille : un historien célèbre mais père écrasant, insensible et qui, décédé récemment, lui laisse un héritage aux clauses tyranniques en plus de ce prénom si difficile à porter ; une mère qui a abandonné sa famille alors qu'il était encore enfant et n'a jamais donné de nouvelle ; une sœur qui reproduit l'attitude dominatrice du père à son égard avant de s'expatrier sur un autre continent.


Cet antihéros qui occupe la place centrale du livre est un homme faible et inadapté, du moins dans ses signes extérieurs, et dépassé par ses tourments intérieurs. Suivant le chemin paternel, il s'est essayé à une carrière d'historien, mais avec une approche différente de celle de son père. L'issue en fut un fiasco complet parce que son père et ses pairs ne lui laissèrent aucune chance de se faire une place dans le monde universitaire.
Broyé, sa carrière anéantie et s’étant mis à boire, Hannibal se retrouve alors à taper des thèses d'étudiants dans la misérable chambre qu'il partage avec un vieillard dément.

Situé dans un pays indéterminé d’Amérique latine, ce roman traite donc de la relation filiale et du poids de l'enfance - ses présences, ses absences - avec lequel il faut réussir à composer.
Un homme se débat pour avoir le dessus sur lui-même, il tente de surnager dans cette marée incessante qui semble s'abattre sur lui.
Le point culminant du récit se situe au moment de l'inondation et de la noyade qui s'ensuit. C'est d'abord une métaphore de l'état d'esprit permanent de notre personnage, puis, comme il le pense lui-même, cet événement concret donne vie à ses tourments et les lui fait oublier. À ce moment, il saisit la possibilité de s'extraire de son âme abîmée au profit de son corps qui demande de l'action : "Je venais de retrouver la sensation d'avoir un corps au-dessous du cou, un corps dont l'histoire frémissait sur toute l'étendue de sa peau. Cette nouvelle perception corporelle tenait peut-être à ce que mon escarmouche avec la mort avait eu lieu sur un plan nettement physique, étranger à mes doutes et mes obsessions habituelles. J'avais affronté la mort comme n'importe qui, comme un chien ou comme un oiseau, sans une ombre de gloire, sans épitaphe, sans proches."


Ce livre est aussi, sur un plan secondaire, une analyse du milieu universitaire et du traitement de l'histoire comme discipline. Le monde universitaire y est dépeint comme assez frileux et violent à l'encontre des approches originales. Un véritable questionnement est amené au sujet de la reconnaissance par les pairs, qui semble une condition sine qua non de l'accès au public et du succès auprès de lui. Est amorcée une réflexion sur ce qu'est l'histoire et comment la raconter : doit-on, comme Hannibal le pense longtemps, rapporter les faits seuls avec pour conséquence une aridité pouvant aller jusqu'à l'illisibilité ? Ou bien doit-on, comme les historiens à succès tels que le père d'Hannibal, envelopper - voire étouffer - les faits, pour les rendre vivants, dans une série d'intentions et d'émotions aussi hypothétiques qu'invérifiables ?
Il semble que ce dernier point de vue, méprisé au début par Hannibal, conquière petit à petit cet ex-historien redevenu simple lecteur.

En effet, après cet épisode fondateur, cette renaissance, petit à petit, tout devient un peu plus simple pour Hannibal. De la douceur surgit parfois, et de plus en plus : sous forme de souvenirs d'abord (les souvenirs de la douceur maternelle ne sont plus tabous), puis de petits plaisirs présents qui prennent le dessus sur les problèmes, qui, eux, se règlent progressivement. Il peut désormais se dire, sans honte : "Qu'est ce que j'attendais ? Que la vie se présente ponctuellement, aux heures de bureau, pour me demander pardon des privations infligées et me rendre, en petits paquets bien emballés tout ce qui m'avait été volé ?"
La reconquête de soi est entamée.

Nous est ainsi donné à suivre un cheminement plein d'hésitations mais aussi d'humour, qui semble conseiller : dédramatisons et rions de nous-mêmes, nous finirons par sortir la tête de l'eau !


Scipion, de Pablo Casacuberta ; traduit de l'espagnol (Uruguay) par François Gaudry.
Paris : Métailié, 2015.
261 p.
ISBN 978-10-226-0145-0 (br.) : 18 €
Collection : Bibliothèque hispano-américaine.
Titre original : Escipión.
editions-metailie.com
Images : couverture du livre et portrait de l'auteur par Philippe Matsas (droits réservés).