May 14, 2012

Les animaux dénaturés

Les éditions Métailié ont publié la traduction française d'un classique de la littérature latino-américaine, paru à l'origine en 1961 : El Sexto. El Sexto, c'est le nom d'une ancienne prison péruvienne située en plein centre de Lima et qui servit notamment sous le régime dictatorial d’Oscar Benavides (1933-1939). L'auteur lui-même, José María Arguedas, y fut détenu pendant huit mois après avoir été arrêté lors de manifestations étudiantes en 1938. Ce roman s'inspire de la propre expérience de l'auteur et, comme l'annonce la traductrice Ève-Marie Fell dans la préface, "El Sexto est plus proche de la littérature concentrationnaire que du récit carcéral traditionnel". Nous voilà prévenus.


Après une détention provisoire au Dépôt (La Intendencia), le personnage principal, le jeune Gabriel, est transféré à El Sexto. Chanceux, il est placé dans la cellule du détenu le plus honnête, le communiste Cámac. Ce dernier lui apprend que la prison se divise en trois niveaux : les assassins et les clochards au rez-de-chaussée, ceux accusés de petits délits au premier étage et, traités avec plus d'égards, au second, les prisonniers politiques. Rapidement, Gabriel découvre l’imperméabilité de chaque étage pour quiconque n’en est pas locataire. Idéaliste, sans appartenance politique, Gabriel se frotte aussi aux partis politiques présents à son étage et à la haine qu'ils se vouent. Ces deux partis, les communistes et les membres de l'Apra (l'Alliance populaire révolutionnaire américaine, fondée en 1924), qui se battent pour les ouvriers – leurs meneurs sont torturés et jetés en prison pour les mêmes raisons –, ne s'unissent pourtant qu'à des moments éphémères comme la mort d'un des leurs. Les membres de l'Apra, nombreux, se considèrent comme des patriotes, contrairement aux communistes pro-russes. (L'Apra prendra les rênes du Pérou en 1985.)
D’un autre côté, on s'aperçoit de la force de ces partis pour les individus qui en font partie. Alors qu’un prisonnier doit faire preuve d’une force de caractère exceptionnelle pour ne pas être broyé par la détention – en particulier à El Sexto –, un détenu sans clan se trouve plus vite isolé, donc affaibli. Or, à travers leur idéologie commune, les membres d'un même parti sont solidaires entre eux, leur groupe les soutient. Ce n'est pas le cas de Pascamayo, par exemple, "entrepreneur apolitique, emprisonné par vengeance". Souffrant d'une maladie que le médecin de la prison refuse de reconnaître et de soigner, il se suicide "parce que son moral ne supportait plus l'enfer dans lequel il vivait" et notamment le spectacle de la prostitution d’homosexuels torturés jusqu'à la folie.

Construit sur de nombreux dialogues, le récit nous plonge dans la saleté ("la nuit, El Sexto pue comme si tous les détenus étaient en train d'y pourrir"), la violence de tous les instants, le spectacle inévitable de cette violence et le vice poussé à l'extrême. Le vice habite certains détenus comme les quelques dirigeants inhumains de cette prison, tel le lieutenant de police, "un être dénaturé, (...) né du vent mauvais". En définitive, c’est la déchéance de l’homme que décrit ce roman. Et dans un lieu comme El Sexto, cette déchéance, qu’elle soit physique ou morale, s’en trouve considérablement accélérée. Parallèlement, de nombreux autres détenus et employés de la prison sont des Indiens de la sierra. Alors surgit parfois, soupir nostalgique, rêverie pleine d'espoir, la fibre indigéniste de José María Arguedas. Le récit est en effet ponctué de chants en quechua et d'images fortes comme cette évocation du défilé des condors. L'espoir de Gabriel, on le retrouve aussi lorsqu'il tente de saisir au vol des bribes de la vie de Lima, à quelques mètres et néanmoins si éloignée, et quand il essaie d'apercevoir l'île de San Lorenzo derrière les nuages.
Un amour profond du Pérou anime ce roman. Un souffle patriote transpire des discours enflammés, des hymnes communistes et apristes.
Cette œuvre engagée a réussi le passage du temps.


El Sexto / José María Arguedas ; traduit de l'espagnol (Pérou) par Ève-Marie Fell
Paris : Métailié, 2011. - 187 p.
ISBN : 978-2-86424-759-3 (br.) : 18 €
Collection Bibliothèque hispano-américaine
Titre original : El Sexto
Image : couverture du livre (droits réservés)