August 12, 2012

La libération des yawaris


Avec "La fureur de la langouste", son troisième roman, Lucía Puenzo nous emmène une nouvelle fois dans un milieu qu'elle semble bien connaître : celui des riches familles argentines et leurs nombreux lieux de villégiature, de Buenos Aires à Punta del Este, en Uruguay.
Tino, onze ans, est le fils d'un puissant homme d'affaires nommé Razzani, traqué par la justice après la diffusion d’un reportage télévisé à son sujet. À travers le regard de Tino, d’autres enfants ou encore celui des domestiques, on assiste à l’effondrement de cette famille.
En témoignent les titres des chapitres, le livre est structuré autour de l'enfance et, avec elle, du jeu et du monde animal.

Dès le début du roman, on plonge dans une enfance forcée de laisser place, bien trop vite et bien trop tôt, à la maturité. Le père de Tino est soudainement poursuivi par les services de police, la maison familiale est perquisitionnée, y compris la salle de jeux des enfants. Symboliquement, l'enfance est violée. Déjà, Tino a quitté l’innocence, "son corps et son âge sont tout ce qui lui reste de l’enfance." Quant au jeu qui s'impose au fil des événements, les échecs, il n’est pas vraiment un jeu destiné aux enfants. Ce qui s'ensuit n'est que recherche, par Tino, ses sœurs et son amie-ennemie Maia, de sens et de valeurs où se réfugier pour continuer à se construire.
En effet, la figure centrale, celle à laquelle Tino s'identifie, c'est son père. Son père, dont le plat préféré est la langouste au xérès, aime se comparer au crustacé. On découvre aussi un chasseur passionné qui emplit l'une de ses propriétés de ses trophées empaillés, comme une tête de cerf rouge. Mais, assassiné – ou caché comme une langouste en attendant que la tempête passe –, ce père disparaît. Le modèle s’effrite.
Après ce traumatisme, Tino doit retrouver des repères. Il y a bien la domestique paraguayenne et le fidèle garde du corps, mais ces piliers, quoique solides, ne suffisent pas. C'est en lui que Tino veut trouver les ressources pour rebondir. Les éléments auxquels les enfants essaient d’abord de se raccrocher, les animaux, constituent quelques preuves tangibles de leur passé heureux mais révolu. Il faut désormais affronter la réalité présente. 

À travers la relation d'amour-haine qui unit Tino et Maia, est évoqué le lien ambigu qui existe entre les médias et le monde des affaires, entre utilisation, proximité et défiance réciproques. Car le célèbre présentateur de télévision à l’origine de la chute de Razzani se trouve aussi être le père de Maia, la camarade d’école de Tino. Bien qu’on en sache encore moins au sujet du père de Maia que sur celui de Tino, le dénouement semble similaire pour les deux hommes. "À présent nous sommes pareils", écrit Tino à Maia. L'univers des médias ne s’avère pas moins violent que celui des affaires, aussi mafieuses soient-elles. Paradoxalement, ce sont les médias qui mettent en avant un monde manichéen, utopique mais vendeur, tandis que les enfants, et Tino le premier, font l'expérience d'une vie plus nuancée, où tout n'est pas si tranché et où il est difficile de se situer. Entre bluff des échecs, des affaires et morale inquisitrice des médias, il s’agit de déjouer les apparences et de maîtriser les prises de conscience qui en découlent. C’est le jeu.
Or, leur salut, les enfants vont le trouver dans la tradition paraguayenne ancestrale et les yawaris, ces esprits qu'on libère avec les cendres d'un défunt. Dans une ambiance à la limite du fantastique mais loin du réalisme magique, Lucía Puenzo relie à nouveau les mondes moderne et traditionnel dans une crise identitaire individuelle – qui cache peut-être aussi celle de l'Argentine d'aujourd'hui.


Ce roman d'apprentissage est écrit dans la langue simple et efficace qui caractérise l'auteur et qui, ici, a gagné en finesse. On aimerait encore que les sous-entendus ne soient pas systématiquement explicités. Comme celui-ci par exemple, à propos des rites funèbres : "C’est la seule chose que Paraguay a gardée en mémoire : les histoires de danses qui duraient une nuit entière, les images concrètes des os triturés, les citrouilles, et la cire qui les isolait pour toujours. En revanche, depuis des années, il a oublié que la cérémonie est une façon d’accepter la disparition et de l’intégrer comme un souvenir." Le texte et le lecteur y perdent plus qu'ils n'en tirent profit. Néanmoins, l'ensemble se lit très bien : une intrigue prenante, un récit rythmé avec, rappelons-le, une description acérée du monde des médias.
Une excellente lecture d'été.

La fureur de la langouste : roman / Lucía Puenzo ; traduit de l'espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet.
Paris : Stock, impr. 2012. - 211 p.
Collection La cosmopolite.
ISBN : 978-2-234-07035-6 : 19 €
Titre original : La furia de la langosta.
Images : couverture du livre et photo de l'auteur par Laura Ortego (droits réservés)