December 01, 2014

Le palimpseste de la mémoire

Par une chaude après-midi du mois de septembre 2013, le téléphone sonne au domicile parisien de l'écrivain Jean Daragne. Une voix d'homme, "molle et menaçante" propose une entrevue à l'écrivain afin de lui restituer son carnet d'adresses, perdu un mois auparavant. S'ensuivent plusieurs rencontres chargées de tension entre Jean Daragne, l'homme du téléphone Gilles Ottolini et sa compagne Chantal Grippay.


Puis la tension monte et le suspense avec elle ; une menace diffuse plane sur les épaules du narrateur, le lecteur a besoin de réponses. Il règne parfois une ambiance d'irréel. Il est question d'un photomaton et d'une femme connue dans le passé, Annie Astrand. On pense d'abord à une ancienne amante du narrateur, puis on se rend compte qu'elle lui a tenu lieu de mère un moment et est sans doute bel et bien devenue son amante ultérieurement.
Ensuite, une phrase nous alerte : "Il ne faut jamais compter sur personne pour répondre à nos questions." Nous voilà prévenus. On en est alors à la moitié du récit. Cette phrase témoigne à la fois de la résignation du narrateur face aux innombrables questions relatives à son histoire personnelle qui semblent restées sans réponse et à la fois une sorte de contrat passé avec le lecteur : inutile de chercher des réponses aux questions que se pose avec nous le narrateur. À partir de là, nous faisons corps avec Jean Daragne, nous épousons son état d'esprit pour nous laisser "dériver" au gré de ses pensées, de ses réminiscences et, comme lui, "faire la planche".
La tension retombe doucement.
Et soudain, la chute, dernière phrase du livre qui nous révèle un élément essentiel du parcours du narrateur – et de l'auteur. Cette chute apparaît comme la clé de ce roman, mais elle n'ouvre pas toutes les portes, loin de là. Nombre de questions restent sans réponse pour le lecteur comme elles le demeurent depuis bien longtemps pour le narrateur.


Maintenant, observons certains des éléments qui caractérisent ce récit. Un récit bref, peu de personnages, un lieu circonscrit (Paris) mis à part les lieux du passé. Une atmosphère légèrement fantastique, avec notamment une robe aux hirondelles portée peut-être par Chantal Grippay dans un passé indéterminé et qui reste posée chez Jean Daragne, comme une présence mystérieuse. Un style elliptique, des phrases simples et plutôt courtes chargées de sous-entendus, de souvenirs, de non-dits. Une tension croissante, à un moment donné, mais rien qui ne se passe vraiment.

Tous ces éléments stylistiques convergent vers un constat sur la nature de ce récit : il a tout d'une nouvelle – un peu longue, mais tout de même. Les rencontres avec ces gens étranges et hostiles n'étaient peut-être, finalement, que le fruit d'une divagation du narrateur, un jour solitaire de forte chaleur. Et, en définitive, il est possible que ce récit soit le simple résultat d'un moment de crise intense dans l'esprit du narrateur, produit par la "piqûre d'insecte" que put constituer pour lui la sonnerie de son téléphone. Dès lors, comme pour une nouvelle, on est tenté de relire ce texte afin de le voir sous un autre jour.
M. Modiano, vous êtes un sacré nouvelliste, n'est-ce-pas ?


À plusieurs titres aussi, ce récit livre une réflexion sur l'écriture et, thème récurrent chez Patrick Modiano, sur la mémoire et l'identité.
Jean Daragne avoue qu'il est devenu écrivain pour retrouver cette femme, qu'il a écrit son premier roman "à la manière d'un avis de recherche".
L'épigraphe de Stendhal annonce aussi que, pour le romancier comme pour l'individu, rechercher la vérité est un leurre. En effet, d'une façon ou d'une autre, tout le monde décourage le narrateur de le faire. Alors "pour que tu ne te perdes pas dans le quartier", cette petite phrase que l'on mit dans sa poche avec son adresse – si provisoire – quand il était enfant, cette petite phrase lui apparaît maintenant comme un pied de nez, à lui qui a passé le reste de sa vie à constater que l'on ne voulait pas répondre à ses questions ou, pire, qu'on tentait de nier et de transformer ses souvenirs.
Sa mémoire elle-même lui joue des tours : "Il était en présence d'un palimpseste dont toutes les écritures successives se mêlaient en surimpression". Il se rend compte que, dans son esprit, les faits relatifs à son histoire, symbolisés par les innombrables lignes des feuillets d'un dossier, sont recouverts par d'autres lignes, plus ou moins volontairement, pour échapper à l'inconfort de souvenirs trop douloureux. Voilà pourquoi, notamment, il lui semble si difficile de se reconnaître quand il était enfant.

Mais "parmi les points de repère de ma vie, les étés compteront toujours, bien qu'ils finissent par se confondre, à cause de leur midi éternel", écrit l'auteur dans Pedigree. Or, le premier roman du narrateur Jean Daragne s'intitulait "Le Noir de l'été" tandis que, juste avant la chute de notre récit, une phrase mentionne que "c'était le premier jour des grandes vacances". Là aussi, étés et moments clés se rejoignent.


Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier : roman / Patrick Modiano.
[Paris] : Gallimard, impr. 2014.
145 p.
ISBN 978-2-07-014693-2 (br.) : 16,90 €
www.gallimard.fr
Images : couverture du livre et photo de Patrick Modiano par Catherine Hélie (droits réservés).

November 30, 2014

À lire également

- Tempête : deux novellas, par J. M. G. Le Clézio (Gallimard, 2014 ; ISBN 978-2-07-014535-5) :
un ensemble de deux longues nouvelles contemporaines, deux vies de femmes qui ont la mer dans leurs veines.

- Les bonnes nouvelles de l’Amérique latine : anthologie de la nouvelle latino-américaine contemporaine (Gallimard, 2010 ; ISBN 978-2-07-012942-3) :
préfacé par Mario Vargas Llosa, un recueil de nouvelles d’écrivains nés à partir de 1960, issu de cette terre de la nouvelle qu’est l’Amérique latine.


February 01, 2014

Le roseau Montaigne et les chênes philosophes

Pour faire suite à la série de chroniques délivrées sur France Inter en 2012 et dénommées "Un été avec Montaigne", Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, a réuni ces séquences dans un livre éponyme.

Les textes sont rassemblés selon le format radiophonique, en quarante brefs chapitres de trois pages ponctués, pour chacun, de fragments des Essais.
En bon vulgarisateur, Antoine Compagnon explique simplement les propos de Montaigne. Dans le même temps, en nous donnant accès au texte original, il réussit à prouver que Montaigne n'est pas si difficile à parcourir et nous incite à le lire.
Antoine Compagnon livre un passage des Essais où Montaigne décrit sa manière de lire : "Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues"*. Et justement, ce recueil, tout comme les Essais d'ailleurs, peut se lire du début à la fin, dans l'ordre, mais aussi, si l'on veut, en picorant.


Avec ce choix d'extraits, Antoine Compagnon montre pourquoi Montaigne est encore si actuel et comment, depuis la Renaissance, il parvient à traverser les siècles avec autant de facilité.
Quatre raisons majeures semblent se dégager :

- le récit d'une vie
Montaigne aime parcourir les livres d'histoire où, bien plus que des événements eux-mêmes, il est curieux des vies, des anecdotes et du cheminement des consciences. "Amateur de vies, Montaigne s'est donc mis à écrire la sienne", un exemple parmi d'autres et non pas une somme de prescriptions.

- la langue
Au lieu du latin, Montaigne a choisi le français pour écrire les Essais afin que les femmes, alors moins éduquées aux langues anciennes que les hommes, puissent le lire. Ce faisant, nous explique Antoine Compagnon, "en renonçant à la langue monumentale des Anciens, il livre ses réflexions dans un parler instable, changeant, périssable, avec le risque de devenir bientôt illisible". Or ce français, si fragile apparemment, est devenu un investissement à long terme.

- la tolérance
En ce seizième siècle en proie aux persécutions religieuses, Montaigne a osé écrire des choses qui n'allaient pas de soi. Anticolonialiste, contre la torture, prudent à l'égard de la religion, "Montaigne s'élève contre toute forme de cruauté et prône la tolérance, l'indulgence. Peu de sentiments le définissent mieux que ceux-là".

- la contradiction, le doute et l'humilité
Montaigne n'a peur ni de se contredire, ni d'être contredit. Érudit, il reconnaît pourtant l'étendue de son ignorance. Il répète à loisir qu'il n'a pas de mémoire, qu'il est "un philosophe imprémédité et fortuit"** et que lui, pas plus qu'un autre, n'est véritablement capable d'aller au fond des choses. "Ce qui rend Montaigne si humain, si proche de nous", résume Antoine Compagnon, "c'est le doute, y compris sur lui-même. Il hésite toujours, partagé entre le rire et la tristesse. Au bout des Essais, cet homme qui leur a voué la plus belle part de sa vie en est encore à se demander s'il a perdu son temps".

"L'art de vivre" de Montaigne, parce qu'il est très ouvert, lui permet de s'adapter à chaque époque. Et visiblement, tel le roseau de la fable, s'il y a une chose que Montaigne savait faire à merveille, c'est transformer ses défauts en qualités.
À nous maintenant de nous (re)plonger dans la lecture bienfaisante des Essais.


* Essais, III, 3. Cité p. 58 du présent ouvrage.
** Essais, II, 12. Cité p. 98 du présent ouvrage.
Les autres passages cités ici sont les propos d'Antoine Compagnon dans le présent ouvrage, référencé ci-après.


Un été avec Montaigne / Antoine Compagnon.
[Sainte-Marguerite-sur-Mer] : Éd. des équateurs ; [Paris] : France Inter, impr. 2013.
169 p.
ISBN : 978-2-84990-244-8 : 12 €
Collection Équateurs parallèles.
www.editionsdesequateurs.fr
Image : portrait de Montaigne par Dumonstier (source Wikimedia Commons)