September 04, 2015

Noyade

Hannibal, un homme névrosé et alcoolique, se débat depuis une quarantaine d'années avec ce que la vie lui a légué en matière de famille : un historien célèbre mais père écrasant, insensible et qui, décédé récemment, lui laisse un héritage aux clauses tyranniques en plus de ce prénom si difficile à porter ; une mère qui a abandonné sa famille alors qu'il était encore enfant et n'a jamais donné de nouvelle ; une sœur qui reproduit l'attitude dominatrice du père à son égard avant de s'expatrier sur un autre continent.


Cet antihéros qui occupe la place centrale du livre est un homme faible et inadapté, du moins dans ses signes extérieurs, et dépassé par ses tourments intérieurs. Suivant le chemin paternel, il s'est essayé à une carrière d'historien, mais avec une approche différente de celle de son père. L'issue en fut un fiasco complet parce que son père et ses pairs ne lui laissèrent aucune chance de se faire une place dans le monde universitaire.
Broyé, sa carrière anéantie et s’étant mis à boire, Hannibal se retrouve alors à taper des thèses d'étudiants dans la misérable chambre qu'il partage avec un vieillard dément.

Situé dans un pays indéterminé d’Amérique latine, ce roman traite donc de la relation filiale et du poids de l'enfance - ses présences, ses absences - avec lequel il faut réussir à composer.
Un homme se débat pour avoir le dessus sur lui-même, il tente de surnager dans cette marée incessante qui semble s'abattre sur lui.
Le point culminant du récit se situe au moment de l'inondation et de la noyade qui s'ensuit. C'est d'abord une métaphore de l'état d'esprit permanent de notre personnage, puis, comme il le pense lui-même, cet événement concret donne vie à ses tourments et les lui fait oublier. À ce moment, il saisit la possibilité de s'extraire de son âme abîmée au profit de son corps qui demande de l'action : "Je venais de retrouver la sensation d'avoir un corps au-dessous du cou, un corps dont l'histoire frémissait sur toute l'étendue de sa peau. Cette nouvelle perception corporelle tenait peut-être à ce que mon escarmouche avec la mort avait eu lieu sur un plan nettement physique, étranger à mes doutes et mes obsessions habituelles. J'avais affronté la mort comme n'importe qui, comme un chien ou comme un oiseau, sans une ombre de gloire, sans épitaphe, sans proches."


Ce livre est aussi, sur un plan secondaire, une analyse du milieu universitaire et du traitement de l'histoire comme discipline. Le monde universitaire y est dépeint comme assez frileux et violent à l'encontre des approches originales. Un véritable questionnement est amené au sujet de la reconnaissance par les pairs, qui semble une condition sine qua non de l'accès au public et du succès auprès de lui. Est amorcée une réflexion sur ce qu'est l'histoire et comment la raconter : doit-on, comme Hannibal le pense longtemps, rapporter les faits seuls avec pour conséquence une aridité pouvant aller jusqu'à l'illisibilité ? Ou bien doit-on, comme les historiens à succès tels que le père d'Hannibal, envelopper - voire étouffer - les faits, pour les rendre vivants, dans une série d'intentions et d'émotions aussi hypothétiques qu'invérifiables ?
Il semble que ce dernier point de vue, méprisé au début par Hannibal, conquière petit à petit cet ex-historien redevenu simple lecteur.

En effet, après cet épisode fondateur, cette renaissance, petit à petit, tout devient un peu plus simple pour Hannibal. De la douceur surgit parfois, et de plus en plus : sous forme de souvenirs d'abord (les souvenirs de la douceur maternelle ne sont plus tabous), puis de petits plaisirs présents qui prennent le dessus sur les problèmes, qui, eux, se règlent progressivement. Il peut désormais se dire, sans honte : "Qu'est ce que j'attendais ? Que la vie se présente ponctuellement, aux heures de bureau, pour me demander pardon des privations infligées et me rendre, en petits paquets bien emballés tout ce qui m'avait été volé ?"
La reconquête de soi est entamée.

Nous est ainsi donné à suivre un cheminement plein d'hésitations mais aussi d'humour, qui semble conseiller : dédramatisons et rions de nous-mêmes, nous finirons par sortir la tête de l'eau !


Scipion, de Pablo Casacuberta ; traduit de l'espagnol (Uruguay) par François Gaudry.
Paris : Métailié, 2015.
261 p.
ISBN 978-10-226-0145-0 (br.) : 18 €
Collection : Bibliothèque hispano-américaine.
Titre original : Escipión.
editions-metailie.com
Images : couverture du livre et portrait de l'auteur par Philippe Matsas (droits réservés).