February 01, 2014

Le roseau Montaigne et les chênes philosophes

Pour faire suite à la série de chroniques délivrées sur France Inter en 2012 et dénommées "Un été avec Montaigne", Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, a réuni ces séquences dans un livre éponyme.

Les textes sont rassemblés selon le format radiophonique, en quarante brefs chapitres de trois pages ponctués, pour chacun, de fragments des Essais.
En bon vulgarisateur, Antoine Compagnon explique simplement les propos de Montaigne. Dans le même temps, en nous donnant accès au texte original, il réussit à prouver que Montaigne n'est pas si difficile à parcourir et nous incite à le lire.
Antoine Compagnon livre un passage des Essais où Montaigne décrit sa manière de lire : "Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues"*. Et justement, ce recueil, tout comme les Essais d'ailleurs, peut se lire du début à la fin, dans l'ordre, mais aussi, si l'on veut, en picorant.


Avec ce choix d'extraits, Antoine Compagnon montre pourquoi Montaigne est encore si actuel et comment, depuis la Renaissance, il parvient à traverser les siècles avec autant de facilité.
Quatre raisons majeures semblent se dégager :

- le récit d'une vie
Montaigne aime parcourir les livres d'histoire où, bien plus que des événements eux-mêmes, il est curieux des vies, des anecdotes et du cheminement des consciences. "Amateur de vies, Montaigne s'est donc mis à écrire la sienne", un exemple parmi d'autres et non pas une somme de prescriptions.

- la langue
Au lieu du latin, Montaigne a choisi le français pour écrire les Essais afin que les femmes, alors moins éduquées aux langues anciennes que les hommes, puissent le lire. Ce faisant, nous explique Antoine Compagnon, "en renonçant à la langue monumentale des Anciens, il livre ses réflexions dans un parler instable, changeant, périssable, avec le risque de devenir bientôt illisible". Or ce français, si fragile apparemment, est devenu un investissement à long terme.

- la tolérance
En ce seizième siècle en proie aux persécutions religieuses, Montaigne a osé écrire des choses qui n'allaient pas de soi. Anticolonialiste, contre la torture, prudent à l'égard de la religion, "Montaigne s'élève contre toute forme de cruauté et prône la tolérance, l'indulgence. Peu de sentiments le définissent mieux que ceux-là".

- la contradiction, le doute et l'humilité
Montaigne n'a peur ni de se contredire, ni d'être contredit. Érudit, il reconnaît pourtant l'étendue de son ignorance. Il répète à loisir qu'il n'a pas de mémoire, qu'il est "un philosophe imprémédité et fortuit"** et que lui, pas plus qu'un autre, n'est véritablement capable d'aller au fond des choses. "Ce qui rend Montaigne si humain, si proche de nous", résume Antoine Compagnon, "c'est le doute, y compris sur lui-même. Il hésite toujours, partagé entre le rire et la tristesse. Au bout des Essais, cet homme qui leur a voué la plus belle part de sa vie en est encore à se demander s'il a perdu son temps".

"L'art de vivre" de Montaigne, parce qu'il est très ouvert, lui permet de s'adapter à chaque époque. Et visiblement, tel le roseau de la fable, s'il y a une chose que Montaigne savait faire à merveille, c'est transformer ses défauts en qualités.
À nous maintenant de nous (re)plonger dans la lecture bienfaisante des Essais.


* Essais, III, 3. Cité p. 58 du présent ouvrage.
** Essais, II, 12. Cité p. 98 du présent ouvrage.
Les autres passages cités ici sont les propos d'Antoine Compagnon dans le présent ouvrage, référencé ci-après.


Un été avec Montaigne / Antoine Compagnon.
[Sainte-Marguerite-sur-Mer] : Éd. des équateurs ; [Paris] : France Inter, impr. 2013.
169 p.
ISBN : 978-2-84990-244-8 : 12 €
Collection Équateurs parallèles.
www.editionsdesequateurs.fr
Image : portrait de Montaigne par Dumonstier (source Wikimedia Commons)

September 21, 2013

Les p'tites poules et la grande casserole

"Mais poulequoi, poulequoi ?". Ainsi parlent les habitants d'un poulailler qui, un soir de grande fête et par l'intermédiaire d'un dromadaire, vendeur ambulant venu d'Orient, vont faire une découverte qui fera chavirer leurs papilles.


De rebondissement en rebondissement, les illustrations collent parfaitement à l'histoire, originale et gaie. Les traits arrondis donnent vie à des petites poules drôles et colorées ; les dessins sont pleins de détails amusants. Ajoutons à cela de nombreux jeux de mots et des clins d'œil aux contes que chacun comprendra selon son âge.
Le tout donne un livre très attachant, comme on aime en dénicher pour les enfants.
Les jeunes lecteurs peuvent d’ailleurs retrouver Carmélito, le petit coq rose, et ses amis dans d'autres aventures de la série Les P'tites Poules, destinée aux 6/9 ans ou aux 3/6 ans chez Pocket Jeunesse.


Les p’tites poules et la grande casserole / Christian Jolibois, Christian Heinrich.
[Paris] : Pocket Jeunesse, DL 2012. – 47 p.
Collection Les P’tites Poules.
ISBN : 978-2-266-22821-3 : 10,70 €
www.pocketjeunesse.fr
Image : couverture du livre (droits réservés)

September 06, 2013

Petite anthropologie portègne

Ponctué de quelques illustrations (photos, schémas), ce premier roman nous emporte dans un bouillon de théories touchant à de nombreux domaines de la connaissance, de la philosophie à la psychologie et la psychanalyse en passant par la sociologie, les lettres, la photographie, l'informatique et même les mathématiques.


Pola Oloixarac nous propose deux histoires qui en contiennent chacune une autre.
Il y a la narratrice, une jeune assistante de philosophie à l'université, solitaire, lectrice insatiable et bourrée de références. Elle transporte à longueur de journée dans son sac à dos une liste impressionnante de livres : "une édition française de 1934 de l’Histoire de la révolution russe, de Trotski ; les Naufrages, d’Álvar Núñez Cabeza de Vaca ; De Civitate Dei, de saint Augustin (édition de Migne, bilingue, dont la traduction en espagnol est désastreuse) ; Storie italiane di violenza e terrorismo (une approche très intéressante de Potere Operaio, la matrice des Brigades Rouges), et une petite anthologie de poèmes catholiques (très amusants) de Péguy". Après un passage sur l'étymologie des mots désignant la beauté, on apprend qu'elle se nomme Rosa Ostreech mais elle pourrait tout aussi bien être l'auteur. L'histoire contenue dans celle de la narratrice est la vie d'un anthropologue hollandais imaginaire, Johan Van Vliet, l'auteur de la "Théorie des Transmissions Moïques" étudiée par le professeur de philosophie qu'elle veut séduire. Selon la Théorie des Transmissions Moïques, il existerait un "trauma infantile" de l'espèce humaine, né des "persécutions endurées par les premiers hominidés" et qui expliquerait la propension de l'homme à la violence et à la prédation. Mais la narratrice séduit d'abord Collazo, un écrivain de gauche et ancien Montonero (militant péroniste des années soixante-dix).
L'action se déroule dans le Buenos Aires actuel, avec ses soirées branchées et ses agressions nocturnes.
Il y a aussi le couple Pabst et Kamtchowsky, des intellectuels d'une vingtaine d'années qui cherchent à compenser leur laideur physique par l'habileté de leurs neurones. Idylle à quatre ou site internet pirate, les jeunes gens ne s'interdisent aucune expérience. L'histoire que la leur contient, c'est celle retracée par les bribes du journal que tenait Vivi, jeune activiste et tante de Kamtchowsky, une disparue comme l'Argentine en compte depuis les années de dictature.


Tout au long du récit, aucun des deux couples principaux ne prend vraiment le dessus. Aux théories qu'ils échafaudent méticuleusement, les personnages font ainsi succéder les expérimentations. Le sexe entre pour une bonne part dans ce qu'ils mettent en application. Pourtant, plaisir et sensations semblent absents, contrairement à ce que l'on peut trouver par exemple chez Michel Houellebecq. La façon dont ces expériences sont décrites donne en effet une impression d'inabouti, comme si les personnages craignaient de se trouver confrontés à des conclusions moins séduisantes que leurs spéculations. Un anthropologue demeuré inconnu, un ancien militant agressé par ceux dont il défend la cause, un couple plus pudique qu'il ne le proclame, autant d'issues qui montrent la difficulté de juxtaposer les idées et le vécu.

Comme on retrouve le sexe sous forme de métaphores, les allusions à l'histoire de l'Argentine s'avèrent régulières. En cela, c'est un livre très argentin, dans le sens où les descriptions historiques sont rares mais les allusions nombreuses. L'histoire et ses tourments sont supposés connus. Enfin, des références culturelles argentines apparaissent parfois au détour d'énumérations très précises, en particulier pour la littérature et le cinéma des années quatre-vingts. Un point de vue qui paraît très intéressant dans cet ouvrage luxuriant, qui mêle érudition et liberté sexuelle.


Les théories sauvages : roman / Pola Oloixarac ; traduit de l'espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon.
Paris : Seuil, DL 2013. - 252 p.
ISBN : 978-2-02-103545-2 : 21 €
Titre original : Las teorías salvajes.
www.seuil.com
Images : couverture du livre (droits réservés) et la station de métro Malabia, à Buenos Aires (source Wikimedia Commons).