December 01, 2011

Voyage vers l'oubli

Loin d'où aborde la question de l'émigration des nazis en Amérique du Sud à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Un jour de janvier 1945, une jeune femme d'origine viennoise s'enfuit d'un camp de la Wehrmacht en Pologne, dans lequel elle était employée comme archiviste. En effet, elle a entendu les rumeurs : les Allemands sont sur le point d'être vaincus ; elle prend peur. Avec sur elle une fausse carte d’identité et vingt kilos de dents en or qu'elle a subtilisés au camp, elle va traverser l'Europe seule et, de Teschen, passer par la ville tchèque d’Ostrava, Brno, Vienne, Trieste ainsi que Gênes. Elle arrivera enfin à Buenos Aires.



Le roman nous emmène, par étapes, jusqu'en décembre 2008, alors que son fils cherche toujours à connaître son histoire. Thème récurrent chez Edgardo Cozarinsky, l’identité s’impose ici comme trame de fond. Une identité que l'on cache, que l'on change. Une identité qui peut rester à tout jamais mystérieuse aux yeux de certains. Dans le même temps, le personnage principal montre que l'on peut changer qui l'on est sans changer ce que l'on est. Cette femme est en effet déroutante en ce qu'elle ne remet rien en question. Elle continue à admirer les nazis -dont le médecin eugéniste du camp-, à abhorrer les juifs. Elle vit au présent, tantôt craintive, tantôt insensible, mais jamais dans l'introspection. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, il s'agit d'un changement d'identité sans remise en cause de soi, en quelque sorte. Comme le montre la citation d'Emily Dickinson en tête du troisième chapitre, cela n’empêche pas les méandres de la mémoire de s’avérer dangereux. Laisser libre cours à ses souvenirs, c’est risquer de remettre en cause l’oubli que l’on est venu chercher dans cette contrée lointaine. Or cette femme aspire à l’oubli, mais sans lui donner du sens. Ce qui la rend plus vulnérable aux soubresauts de sa mémoire.



Et puis, avec ces personnages qui ne se sentent jamais chez eux, dans un "pays d'asile plus que d'adoption", est abordé le thème de l'errance. "Où aller quand on ne sait pas d'où l'on vient ?", semble se demander Federico, le fils en perpétuel questionnement identitaire, lui. À l'image du juif errant mythique, aller loin, mais loin d'où ?
Une errance sans point de départ, mais aussi sans fin.

Loin d'où : roman / Edgardo Cozarinsky ; traduit de l'espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Lu.
Paris : B. Grasset, impr. 2011. - 191 p.
ISBN 978-2-246-77141-8. - 16 €
Titre original : Lejos de dónde.
Images : couverture du livre et portrait de l'auteur par Leandro Teysseire (droits réservés)

November 11, 2011

L'Espagne à l'Orangerie

L'exposition du musée de l'Orangerie présente des toiles réalisées par des peintres espagnols après la période impressionniste. Des peintres pour la plupart très influencés par leur séjour dans les milieux artistiques parisiens. Comme cela nous est expliqué, deux visions du pays coexistent alors en ce seuil de vingtième siècle, dans une Espagne qui s'avance avec prudence dans la modernité.

Avec leurs couleurs sombres, Zuloaga et Solana montrent une Espagne parfois dérangeante, entre conservatisme et relents moyenâgeux. On y retrouve des accents du Greco, notamment.



À l'inverse, Mir, Sunyer et le grand Sorolla contribuent à l'élaboration d'une image mythique et idéalisée de leur pays. Avec sa palette claire et ses touches généreuses, Sorolla dépeint la douceur de vivre (La sieste), à la plage ou même au travail (Le retour de pêche).



Contrairement aux deux premières parties pleines d'enseignements, la troisième semble la moins réussie de l'exposition. Elle est constituée de tableaux des jeunes Picasso, Miró et Dalí, dont les liens avec l'ensemble voulu ne paraissent pas évidents et les individualités pas assez intégrées au sujet. Sans doute témoignent-ils d'une Espagne qui, malgré ses contradictions, permet l'éclosion presque simultanée de trois génies.

Somme toute, cette exposition présente un aspect original de la peinture européenne et, détail fort appréciable, les toiles sont disposées de manière aérée et digeste – la patte du musée. À faire sans hésiter, y compris avec des enfants.

L'Espagne entre deux siècles : de Zuloaga à Picasso (1890-1920)
From 07/10/2011 to 09/01/2012
Musée de l'Orangerie
Jardin des Tuileries
Paris — 75001
France
Tel: +44 (0)014 477 8007
Ouvert tous les jours de 9h à 18h sauf le mardi
www.musee-orangerie.fr

September 01, 2011

Mexique et politique

Le siège de l'aigle est un roman épistolaire moderne. Dans les années 2020 et sur fond de tensions avec les États-Unis, des acteurs du milieu politique mexicain en reviennent aux lettres de papier pour communiquer entre eux, à cause d'une coupure des réseaux de télécommunication. Mais si le contexte - un futur proche - est daté, les lettres, elles, ne le sont étrangement jamais. Seuls l'expéditeur et le destinataire sont mentionnés. Le point de vue est donc externe, c'est-à-dire que le lecteur ne possède pas plus d'éléments que ce que les rédacteurs veulent bien coucher sur le papier ou sous-entendre. Parfois, comme il arrive souvent avec le roman épistolaire, la façon dont sont délivrées certaines informations peut paraître un peu artificielle et donner l'impression d'en savoir trop d'un coup. Mais ça passe.


Roman politique, cet ensemble de lettres, dont le titre fait référence à la présidence du Mexique, l'est également. Comme pour le prouver, les missives sont presque dépourvues des marques d'affection qui les concluent traditionnellement. Et en effet, ce roman mêle la cruauté, le calcul et la froideur qui font la réputation de la politique à des liens que l'on imagine plus puissants encore, mais que les personnages expriment le moins explicitement possible. Des liens amoureux, mais aussi des liens amicaux ou d'ordre intellectuel. Cependant, le lien le plus présent reste peut-être le lien filial, évoqué tout au long des lettres et qui fait l'objet de la dernière missive, poignante.

Ce roman ne tarde pas à se révéler philosophique, aussi. Nombreuses sont les idées interrogées en regard de la politique : l'idéalisme et la corruption, le désir et le temps, ou encore la vérité. "La vérité du mensonge, c'est qu'elle signifie quelque chose. Ce qui ne signifie rien ne peut même pas être faux. C'est pourquoi ce que la vérité signifie n'est qu'une partie de ce que la vérité occulte. La moitié de la vérité est mensonge. La moitié du mensonge est vérité.", écrit le Général von Bertrab à Nicolás Valdivia juste après lui avoir appris qu'il est son père.

Or il s'avère que ce jeune Nicolás Valdivia est le personnage principal, et cet ensemble de lettres un roman d'apprentissage, celui de son éducation politique. Rappelant un certain Rastignac, tour à tour naïf et impitoyable, en tout cas ambigu, il aura un parcours fulgurant.
Un livre empli de passions machiavéliques.

Le siège de l’aigle : roman / Carlos Fuentes ; traduit de l'espagnol (Mexique) par Céline Zins.
[Paris] : Gallimard, impr. 2005. - 443 p.
Collection Du monde entier.
ISBN 2-07-074015-3. - 22 €
Titre original : La silla del águila.

July 31, 2011

Les Étés de la Danse

Dans le cadre de la 7e édition des Étés de la Danse, le Théâtre du Châtelet présente le Miami City Ballet, accompagné de l'Orchestre Prométhée. Les représentations sont composées chacune de trois ou quatre chorégraphies. Parmi elles, l'ensemble Ballet impérial, Afternoon of a faun, Liturgy et Nine Sinatra songs.

Le Ballet impérial ouvre le spectacle. Créé à l'origine par George Balanchine en 1941, sur une musique de Tchaïkovski, c'est une chorégraphie classique qui met en scène une trentaine de danseurs. Le début peut parfois sembler un peu hésitant, mais rythme et technicité vont croissant, avec de magnifiques ensembles. De la danse classique tout en grâce.

Viennent ensuite deux ballets d'environ dix minutes chacun. Les plus courts et les plus séduisants du spectacle. Afternoon of a faun s'inspire de la célèbre chorégraphie créée par Nijinski en 1912 sur la musique de Claude Debussy. Celle-ci, L'après-midi d'un faune vue par Jerome Robbins, est un pas de deux sobre et moderne : décor épuré d'une salle de danse, façon échauffement à la barre et au sol. Le faune et la nymphe font un éloge parfaitement maîtrisé de la rêverie et de la lenteur. L'idée de Jerome Robbins est lumineuse.

Puis vient Liturgy, chorégraphie contemporaine de Christopher Wheeldon pour deux danseurs, un homme et une femme : magnétique. La musique (Arvo Pärt), la lumière et les corps (bras, pieds, jambes, beaucoup de bras) sont en symbiose du début à la fin, le rythme transporte le spectateur hors du temps et de la pesanteur, pour un instant d'une pure beauté. Katia Carranza et Isanusi Garcia-Rodriguez en donnent une interprétation sensationnelle.

Enfin la danse de salon. Sept couples dansent sur les airs les plus connus de Frank Sinatra, chorégraphiés par Twyla Tharp. Les danses sont toniques et pétillantes, drôles même, et les danseurs enchaînent les portés les plus acrobatiques.

Bref, le spectacle s’avère plus que plaisant. Il est de grande qualité et reste accessible à tous les publics. En effet, ce type de format, plusieurs petits ballets très différents en une soirée, est de plus en plus fréquent dans les théâtres, pour le bonheur des spectateurs. Il sied tout particulièrement à la période de l'été, pour présenter la danse à la façon des festivals. Adhésion garantie.

Les Étés de la Danse - 7e édition
Du 6 au 23 Juillet 2011
Théâtre du Châtelet
Place du Châtelet
Paris — 75001
France
www.chatelet-theatre.com

May 25, 2011

Les mots

Dans La tante Julia et le scribouillard, Mario Vargas Llosa nous livre un récit d'inspiration autobiographique, écrit à la première personne : Varguitas a dix-huit ans et rêve de devenir écrivain. Il tente de faire publier les nouvelles qu'il écrit pendant le temps que lui laissent d’ennuyeuses études de droit et son petit emploi de journaliste dans une radio de Lima. Il tombe amoureux de Julia, sa tante par alliance, de quinze ans son aînée et récemment divorcée.

Le roman nous conte ainsi les amours semées d'embûches de Julita et Varguitas, tandis que s'y imbrique l'univers très sud-américain des feuilletons radiophoniques. Comme les auditeurs péruviens, nous suivons les épisodes que Pedro Camacho, l'écrivain à succès si prolifique, fait naître de son imagination apparemment insatiable. Mais bientôt la machine se dérègle et les personnages radiophoniques se mélangent. Pourtant, alors que l'on se lasse un peu de ces histoires qui dégénèrent, les projets du narrateur nous tiennent de plus en plus en haleine. Et les deux lignes du roman se rejoignent ici, dans une réflexion sur l'écriture qu'annonçait déjà l'épigraphe. Qu'est-ce qu'écrire ? Quels sont les critères qui permettent de désigner quelqu'un comme écrivain ou comme journaliste ? Peut-on vivre de l'écriture ? Jusqu'où l'écrivain maîtrise-t-il ses personnages ? Telles sont les questions que se pose notre jeune narrateur et aspirant écrivain pendant qu'il observe avec admiration Pedro Camacho au travail. Ce qui permet en plus à Mario Vargas Llosa de jouer avec les idées reçues, nombreuses en la matière.

Dans ce roman volubile, l'auteur montre aussi qu'il aime les mots. La langue est à l'image de tante Julia, rapide et "fraîche comme une laitue". Les mots foisonnent, surgissent joyeusement et nous surprennent. Une richesse de vocabulaire et une légèreté de ton qui se savourent avec jubilation.

Or malgré le déclin et jusqu'à la fin, Pedro Camacho garde sa supériorité grâce aux mots qu'il emploie. Aurait-on trouvé là l’une des caractéristiques des grands écrivains ? Assurément, et nous en avons un parfait exemple sous les yeux. Parfait côté romancier, bien sûr. Quant à l’homme et sa volte-face politique, c’est une autre histoire.

La tante Julia et le scribouillard / Mario Vargas Llosa ; traduit de l'espagnol par Albert Bensoussan.
[Paris] : Gallimard, impr. 2010. - 469 p. - Collection Folio.
ISBN 978-2-07-037649-0.

March 08, 2011

Pichulita tombera

Dans l’œuvre de Mario Vargas Llosa, Les chiots est un petit récit qui passe presque inaperçu.
C’est pourtant un véritable roman, poignant et grave, qui ne s’oublie pas. Il retrace toute la vie du jeune Cuéllar, surnommé Pichulita / Petit-Zizi après avoir été mordu aux parties génitales par un chien. Dès lors, il s’enfonce inexorablement dans le malheur.
Car il s’agit bien d’une chute, ou plutôt d’une agonie, d’une lutte pour se maintenir à flot, comme ces images de Cuéllar nageant dans les vagues de Lima. On y est irrésistiblement attiré jusqu’à la fin, dans un enchaînement terrible.
Les phrases sont tantôt jeunes et vives, sautillantes comme les personnages, tantôt morcelées et fragiles comme le héros, mais les métaphores sont cruelles comme la société péruvienne qui le rejette.
Avec une pointe de réalisme magique, le style adopté par l’auteur s’avère extrêmement original, les voix s’entremêlent mais le point de vue reste extérieur : nous assistons, impuissants, à la descente aux enfers du pauvre Cuéllar.
La fin du roman est sèche comme la condamnation, pour la première fois explicite, de Cuéllar par ses meilleurs amis. Eux ont choisi – ils l’ont pu – le bon camp, celui des personnes bien sous tous rapports. Cynique et marquant.

Les chiots = Los cachorros / Mario Vargas Llosa ; traduit de l'espagnol, préfacé et annoté par Albert Bensoussan.
[Paris] : Gallimard, impr. 2010. - 126 p.-16 p. de pl.
Collection Folio bilingue.
ISBN 978-2-07-038435-8.

January 16, 2011

Monet pas laid

Une exposition Monet au Grand Palais : c’est l’indispensable culturel du semestre ! Beaucoup trop commercial, aussi. Alors non, je n’irai pas.

Finalement, à force d’entendre les gens en parler, je crois que je vais y aller, pour voir. Après tout, il n’y a que les idiots qui ne changent pas d’avis…

Une fois sur place, c’est peu dire qu’il y a du monde. Sans surprise, l’exposition est organisée selon un plan mêlant thématique et chronologie. Or il s’agit là du problème principal de cet événement. Il n’y a pas d’obligation à faire une présentation originale, et autant de Monet en un seul lieu est en soi extraordinaire. On aurait seulement aimé être plus surpris.

Oui, on revoit Monet avec plaisir : il est toute la peinture de ces deux derniers siècles. Oui, on redécouvre ses chefs d’œuvre avec enchantement : La Pie et ses innombrables nuances de blanc et de gris, la finesse des Coquelicots à Argenteuil, Les Dindons et leurs crêtes rouge vif.
Mis à part une ou deux petites horreurs pour salle de bains qui ressemblent à des nymphéas, Monet réussit tout ce qu’il peint.
Mais l’intérêt principal – et peu original, donc – de cette exposition est de nous donner à voir des Monet qui n’appartiennent pas au Musée d’Orsay. Et ce sont des merveilles.
Sa Capeline rouge (1873, habituellement visible à Cleveland) est magnétique derrière la fenêtre, et on est charmé par d’autres figures, comme Le Déjeuner (1868, Francfort), une grande scène d’intérieur avec femmes et enfant. Monet a produit quelques paysages surprenants de la Creuse, comme Creuse, soleil couchant (1889, Colmar), aux couleurs violentes, presque fauves.
Car Monet est le père de l’impressionnisme mais, en génie hors norme, il annonce aussi les mouvements ultérieurs. Avec par exemple Les Peupliers au bord de l’Epte (1891, Londres, Tate), le peintre abandonne le détail pour la sobriété des grandes touches souples et les volumes. Le tableau Ombres sur la mer à Pourville (1882, Copenhague) a quant à lui des lignes expressionnistes.
On se souvient enfin, en regardant les toiles de son jardin de Giverny, que Monet s’est attaché à représenter la réalité pour mieux s’en détacher. Patiemment en effet, il a façonné son jardin, la nature qu’il voulait peindre. De motif essentiel, la nature est peu à peu devenue le prétexte abstrait de sa peinture. L’art de Monet n’a eu de cesse de reproduire la réalité pour ensuite créer la sienne.

Alors cette exposition est belle, oui, et complète, en réunissant un nombre impressionnant de toiles du maître. Mais malgré des commentaires simples, elle reste un peu prétentieuse et sa mise en scène trop solennelle.
On pourra donc la prolonger en retournant dans des musées de taille plus modeste mais plus sympathiques. À Paris, le musée de l’Orangerie et ses Nymphéas, le musée Marmottan et Impression, soleil levant, parmi les chefs d’œuvre de leurs magnifiques collections. Mais aussi, les pieds dans l’eau, le musée Malraux du Havre, par exemple.

From 22/09/2010 to 24/01/2011
Galeries nationales, Grand Palais
Paris
www.monet2010.com