September 21, 2013

Les p'tites poules et la grande casserole

"Mais poulequoi, poulequoi ?". Ainsi parlent les habitants d'un poulailler qui, un soir de grande fête et par l'intermédiaire d'un dromadaire, vendeur ambulant venu d'Orient, vont faire une découverte qui fera chavirer leurs papilles.


De rebondissement en rebondissement, les illustrations collent parfaitement à l'histoire, originale et gaie. Les traits arrondis donnent vie à des petites poules drôles et colorées ; les dessins sont pleins de détails amusants. Ajoutons à cela de nombreux jeux de mots et des clins d'œil aux contes que chacun comprendra selon son âge.
Le tout donne un livre très attachant, comme on aime en dénicher pour les enfants.
Les jeunes lecteurs peuvent d’ailleurs retrouver Carmélito, le petit coq rose, et ses amis dans d'autres aventures de la série Les P'tites Poules, destinée aux 6/9 ans ou aux 3/6 ans chez Pocket Jeunesse.


Les p’tites poules et la grande casserole / Christian Jolibois, Christian Heinrich.
[Paris] : Pocket Jeunesse, DL 2012. – 47 p.
Collection Les P’tites Poules.
ISBN : 978-2-266-22821-3 : 10,70 €
www.pocketjeunesse.fr
Image : couverture du livre (droits réservés)

September 06, 2013

Petite anthropologie portègne

Ponctué de quelques illustrations (photos, schémas), ce premier roman nous emporte dans un bouillon de théories touchant à de nombreux domaines de la connaissance, de la philosophie à la psychologie et la psychanalyse en passant par la sociologie, les lettres, la photographie, l'informatique et même les mathématiques.


Pola Oloixarac nous propose deux histoires qui en contiennent chacune une autre.
Il y a la narratrice, une jeune assistante de philosophie à l'université, solitaire, lectrice insatiable et bourrée de références. Elle transporte à longueur de journée dans son sac à dos une liste impressionnante de livres : "une édition française de 1934 de l’Histoire de la révolution russe, de Trotski ; les Naufrages, d’Álvar Núñez Cabeza de Vaca ; De Civitate Dei, de saint Augustin (édition de Migne, bilingue, dont la traduction en espagnol est désastreuse) ; Storie italiane di violenza e terrorismo (une approche très intéressante de Potere Operaio, la matrice des Brigades Rouges), et une petite anthologie de poèmes catholiques (très amusants) de Péguy". Après un passage sur l'étymologie des mots désignant la beauté, on apprend qu'elle se nomme Rosa Ostreech mais elle pourrait tout aussi bien être l'auteur. L'histoire contenue dans celle de la narratrice est la vie d'un anthropologue hollandais imaginaire, Johan Van Vliet, l'auteur de la "Théorie des Transmissions Moïques" étudiée par le professeur de philosophie qu'elle veut séduire. Selon la Théorie des Transmissions Moïques, il existerait un "trauma infantile" de l'espèce humaine, né des "persécutions endurées par les premiers hominidés" et qui expliquerait la propension de l'homme à la violence et à la prédation. Mais la narratrice séduit d'abord Collazo, un écrivain de gauche et ancien Montonero (militant péroniste des années soixante-dix).
L'action se déroule dans le Buenos Aires actuel, avec ses soirées branchées et ses agressions nocturnes.
Il y a aussi le couple Pabst et Kamtchowsky, des intellectuels d'une vingtaine d'années qui cherchent à compenser leur laideur physique par l'habileté de leurs neurones. Idylle à quatre ou site internet pirate, les jeunes gens ne s'interdisent aucune expérience. L'histoire que la leur contient, c'est celle retracée par les bribes du journal que tenait Vivi, jeune activiste et tante de Kamtchowsky, une disparue comme l'Argentine en compte depuis les années de dictature.


Tout au long du récit, aucun des deux couples principaux ne prend vraiment le dessus. Aux théories qu'ils échafaudent méticuleusement, les personnages font ainsi succéder les expérimentations. Le sexe entre pour une bonne part dans ce qu'ils mettent en application. Pourtant, plaisir et sensations semblent absents, contrairement à ce que l'on peut trouver par exemple chez Michel Houellebecq. La façon dont ces expériences sont décrites donne en effet une impression d'inabouti, comme si les personnages craignaient de se trouver confrontés à des conclusions moins séduisantes que leurs spéculations. Un anthropologue demeuré inconnu, un ancien militant agressé par ceux dont il défend la cause, un couple plus pudique qu'il ne le proclame, autant d'issues qui montrent la difficulté de juxtaposer les idées et le vécu.

Comme on retrouve le sexe sous forme de métaphores, les allusions à l'histoire de l'Argentine s'avèrent régulières. En cela, c'est un livre très argentin, dans le sens où les descriptions historiques sont rares mais les allusions nombreuses. L'histoire et ses tourments sont supposés connus. Enfin, des références culturelles argentines apparaissent parfois au détour d'énumérations très précises, en particulier pour la littérature et le cinéma des années quatre-vingts. Un point de vue qui paraît très intéressant dans cet ouvrage luxuriant, qui mêle érudition et liberté sexuelle.


Les théories sauvages : roman / Pola Oloixarac ; traduit de l'espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon.
Paris : Seuil, DL 2013. - 252 p.
ISBN : 978-2-02-103545-2 : 21 €
Titre original : Las teorías salvajes.
www.seuil.com
Images : couverture du livre (droits réservés) et la station de métro Malabia, à Buenos Aires (source Wikimedia Commons).

February 27, 2013

Corruption, désillusions

"Il contempla l’armée de fantômes en marche, balayée par les phares. Le béton humide et noir luisait sous leurs bottes ou leurs baskets. Ses compatriotes se protégeaient la tête avec des capuches, des casquettes de base-ball, des journaux, des sacs en plastique. Ou bien se contentaient de courber les épaules, insensibles à la pluie, la fatigue, les rugissements et les sifflements des monstres métalliques qui les frôlaient presque. Ils savaient qu’ils étaient relativement en sécurité au milieu de ce no man’s land : pas de racketteurs, pas de Frontalière, pas de chemin dangereux. Juste un pied devant l’autre. Prier pour que les voitures roulent droit. Essayer de ne pas penser au moment où il faudrait traverser en courant cet enfer de bitume, en traînant sa femme, ses gosses et tous ses biens. Peut-être qu’ils pourraient le repousser indéfiniment. Et qu’à force de marcher vers le nord, l’autoroute finirait par les conduire à bon port."

Triple crossing nous transporte près de Tijuana et de San Diego, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, au milieu du flot des migrants et des innombrables trafics qui vont de pair. Le roman nous emmène aussi dans un endroit méconnu : la triple frontière, là où se rejoignent les limites du Paraguay, du Brésil et de l'Argentine, une plateforme internationale pour tous les trafics de mafias asiatiques, arabes, brésiliennes et russes. "Les Nations unies du crime".


Le point de vue est tout d'abord celui d'un agent de la Patrouille frontalière américaine, Valentin Pescatore, vingt-cinq ans, qui tente de faire son travail avec rigueur et humanité à la fois. Tâche ardue s'il en est. Valentin, américain aux origines italienne, argentine et mexicaine, est le personnage central du roman. Au départ, on le prend facilement pour un rigolo plutôt attendrissant, puis on ne parvient plus à le cerner, jusqu'au climax où l'on croit s'être lourdement trompé et se trouver devant la pire ordure. Cela ne s'avère en définitive pas si simple. Valentin, humble mais fier agent de la Frontalière, est constamment partagé, il a beaucoup de choix essentiels et dangereux à faire. Il improvise, réagit à l’instinct. Toujours tiraillé, Valentin Pescatore est un vrai héros, complexe et imparfait mais attachant, y compris en tant qu'amoureux. Il prend de l'épaisseur au fur et à mesure et jusqu'à la dernière ligne du roman.

Mais le récit fait alterner deux points de vue, celui de Valentin, plutôt américain, et celui de Leobardo Méndez. Leobardo Méndez, le mexicain, ancien journaliste, récent mais intègre directeur d'unité spéciale de lutte anticorruption et qui y accomplit plus qu'un sacerdoce, délaissant sa famille par faiblesse. Avec ses deux coéquipiers préférés, hommes de main et de confiance, ils s’appellent les Trois Mousquetaires.

Le rythme du roman s'accélère ainsi petit à petit, tout comme l'alternance des points de vue de ces deux hommes et de ces deux pays.

Ces deux personnages masculins n'évoluent cependant pas seuls. Leurs destins s'entrecroisent sans cesse avec ceux de deux figures féminines, formant dans ce roman un quatuor original et fécond. Et l’on réalise que les Trois Mousquetaires – qui étaient quatre – ce pourrait bien être ces quatre-là. Deux figures de femmes donc, à la fois opposées et semblables : Araceli Aguirre, la mexicaine, infatigable commissaire aux droits de l'homme, mère de famille, et Isabel Puente, l'américaine, la policière, courageuse et incorruptible, elle aussi, à la vie privée chaotique. Deux professionnelles jusqu'au-boutistes, intelligentes, honnêtes et dures, à la fois fortes et fragiles. Or c'est la plus vulnérable en apparence qui se révélera la plus résistante.


De plus en plus, ce quatuor va faire l'expérience de la solitude, cette dangereuse solitude qui est la conséquence logique d'une corruption généralisée à tous les niveaux de la hiérarchie.
Car, avec le rythme et le suspense du roman, l'ampleur des faits s'accentue. Les événements prennent en effet une importance grandissante quand Valentin Pescatore, après une faute qui l'oblige à collaborer avec la police américaine, infiltre une famille de narcotrafiquants mexicains. Au gré des assassinats, on remonte le fil de la corruption, le récit prend une dimension politique et l'on découvre les États mexicain et américain complices ensemble de soutiens inavouables en faveur des mafias.
Mais la poignée de fonctionnaires honnêtes, au pouvoir pourtant dérisoire, n'a pas dit son dernier mot.

Ce roman, construit avec habileté et ponctué d'expressions en espagnol, est extrêmement bien documenté (l'auteur est un journaliste spécialiste des questions de terrorisme international et d'immigration). Du reste, subtilement, le journalisme et, avec lui, les États-Unis ne sortent pas amoindris de cette histoire.
Enfin, Valentin Pescatore est jeune, c'est pourquoi son auteur parle de le faire revenir dans un prochain roman. Un personnage avec une telle force de vie, on n'en serait pas étonné.


Triple crossing / Sebastian Rotella ; traduit de l'anglais (États-Unis) par Anne Guitton.
Paris : Liana Levi, impr. 2012. - 439 p.
ISBN : 978-2-86746-597-0 : 22,50 €
Titre original : Triple crossing.
Images : couverture du livre et photographie de l'auteur (droits réservés).

January 28, 2013

Cosmopolite Jesse Fernández

Présenté à l’origine pour le mois de la photographie en novembre dernier, un ensemble chronologique de 150 photographies de Jesse Fernández parcourt les murs de la Maison de l’Amérique latine. Jesse Fernández était partagé entre la photographie et la peinture. Quelques-uns de ses travaux picturaux et plastiques sont d’ailleurs exposés.

Fidel Castro et Lázaro Cárdenas (à sa droite), La Havane, 1959

Américain, Jesse Fernández (1925-1986) est né à La Havane de parents espagnols. Il a passé son enfance en Espagne avant de retourner à Cuba en 1939, après la guerre civile espagnole. En 1942, il part étudier aux États-Unis. Il arrive en France dans les années 70 et y décédera. Jesse Fernández a ainsi côtoyé de nombreuses cultures, diversité qui transparaît dans ses clichés.

Carlos Fuentes, Mexico, 1957

Il commence la photographie au début des années 50, alors qu’il vit en Colombie, pour montrer que les indiens existent encore. Photographe sportif ensuite, il immortalise le dictateur cubain Batista lors d’une inauguration, ainsi que le pilote Fangio. L’exposition présente également des clichés historiques de Fidel Castro vers 1959. En effet, Jesse Fernández fut quelque temps le photographe personnel du chef cubain, une expérience que le photographe ne place pourtant pas au-dessus des autres. Ce que l’exposition traduit bien.

Ernest Hemingway, La Havane, ca. 1958

Car le photographe et son œuvre ne prennent vraiment sens qu’avec la suite. Des couvertures de livres, d’abord, qu’il a fabriquées et peintes en fonction du contenu (Baudelaire, Cioran…). Mais surtout, Jesse Fernández photographie d’innombrables artistes, des danseurs et des musiciens, des cinéastes, beaucoup de peintres et d’écrivains : Buñuel, Dalí, Marcel Duchamp, Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez, Hemingway, Borges et même Françoise Sagan. Il réalise ces portraits en situation, saisissant en même temps une part de l’univers de l’artiste qu’il photographie. Il effectue d’ailleurs une série nommée « Correspondances », des croquis ou des mots d’un artiste surmontés de son portrait (Sonia Delaunay par exemple). Jesse Fernández, en passionné d’art, était aussi, on le voit, fasciné par ceux qui le font. C’est pourquoi un tel magnétisme émane de ses photos.

Une exposition accessible et pleine de trésors.


Jesse A. Fernández : de La Havane à Paris - Tours et détours
Du 14 novembre 2012 au 28 février 2013
Exposition gratuite
Maison de l’Amérique latine
217 boulevard Saint Germain
75007 Paris
France
www.mal217.org
Images : droits réservés