February 27, 2013

Corruption, désillusions

"Il contempla l’armée de fantômes en marche, balayée par les phares. Le béton humide et noir luisait sous leurs bottes ou leurs baskets. Ses compatriotes se protégeaient la tête avec des capuches, des casquettes de base-ball, des journaux, des sacs en plastique. Ou bien se contentaient de courber les épaules, insensibles à la pluie, la fatigue, les rugissements et les sifflements des monstres métalliques qui les frôlaient presque. Ils savaient qu’ils étaient relativement en sécurité au milieu de ce no man’s land : pas de racketteurs, pas de Frontalière, pas de chemin dangereux. Juste un pied devant l’autre. Prier pour que les voitures roulent droit. Essayer de ne pas penser au moment où il faudrait traverser en courant cet enfer de bitume, en traînant sa femme, ses gosses et tous ses biens. Peut-être qu’ils pourraient le repousser indéfiniment. Et qu’à force de marcher vers le nord, l’autoroute finirait par les conduire à bon port."

Triple crossing nous transporte près de Tijuana et de San Diego, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, au milieu du flot des migrants et des innombrables trafics qui vont de pair. Le roman nous emmène aussi dans un endroit méconnu : la triple frontière, là où se rejoignent les limites du Paraguay, du Brésil et de l'Argentine, une plateforme internationale pour tous les trafics de mafias asiatiques, arabes, brésiliennes et russes. "Les Nations unies du crime".


Le point de vue est tout d'abord celui d'un agent de la Patrouille frontalière américaine, Valentin Pescatore, vingt-cinq ans, qui tente de faire son travail avec rigueur et humanité à la fois. Tâche ardue s'il en est. Valentin, américain aux origines italienne, argentine et mexicaine, est le personnage central du roman. Au départ, on le prend facilement pour un rigolo plutôt attendrissant, puis on ne parvient plus à le cerner, jusqu'au climax où l'on croit s'être lourdement trompé et se trouver devant la pire ordure. Cela ne s'avère en définitive pas si simple. Valentin, humble mais fier agent de la Frontalière, est constamment partagé, il a beaucoup de choix essentiels et dangereux à faire. Il improvise, réagit à l’instinct. Toujours tiraillé, Valentin Pescatore est un vrai héros, complexe et imparfait mais attachant, y compris en tant qu'amoureux. Il prend de l'épaisseur au fur et à mesure et jusqu'à la dernière ligne du roman.

Mais le récit fait alterner deux points de vue, celui de Valentin, plutôt américain, et celui de Leobardo Méndez. Leobardo Méndez, le mexicain, ancien journaliste, récent mais intègre directeur d'unité spéciale de lutte anticorruption et qui y accomplit plus qu'un sacerdoce, délaissant sa famille par faiblesse. Avec ses deux coéquipiers préférés, hommes de main et de confiance, ils s’appellent les Trois Mousquetaires.

Le rythme du roman s'accélère ainsi petit à petit, tout comme l'alternance des points de vue de ces deux hommes et de ces deux pays.

Ces deux personnages masculins n'évoluent cependant pas seuls. Leurs destins s'entrecroisent sans cesse avec ceux de deux figures féminines, formant dans ce roman un quatuor original et fécond. Et l’on réalise que les Trois Mousquetaires – qui étaient quatre – ce pourrait bien être ces quatre-là. Deux figures de femmes donc, à la fois opposées et semblables : Araceli Aguirre, la mexicaine, infatigable commissaire aux droits de l'homme, mère de famille, et Isabel Puente, l'américaine, la policière, courageuse et incorruptible, elle aussi, à la vie privée chaotique. Deux professionnelles jusqu'au-boutistes, intelligentes, honnêtes et dures, à la fois fortes et fragiles. Or c'est la plus vulnérable en apparence qui se révélera la plus résistante.


De plus en plus, ce quatuor va faire l'expérience de la solitude, cette dangereuse solitude qui est la conséquence logique d'une corruption généralisée à tous les niveaux de la hiérarchie.
Car, avec le rythme et le suspense du roman, l'ampleur des faits s'accentue. Les événements prennent en effet une importance grandissante quand Valentin Pescatore, après une faute qui l'oblige à collaborer avec la police américaine, infiltre une famille de narcotrafiquants mexicains. Au gré des assassinats, on remonte le fil de la corruption, le récit prend une dimension politique et l'on découvre les États mexicain et américain complices ensemble de soutiens inavouables en faveur des mafias.
Mais la poignée de fonctionnaires honnêtes, au pouvoir pourtant dérisoire, n'a pas dit son dernier mot.

Ce roman, construit avec habileté et ponctué d'expressions en espagnol, est extrêmement bien documenté (l'auteur est un journaliste spécialiste des questions de terrorisme international et d'immigration). Du reste, subtilement, le journalisme et, avec lui, les États-Unis ne sortent pas amoindris de cette histoire.
Enfin, Valentin Pescatore est jeune, c'est pourquoi son auteur parle de le faire revenir dans un prochain roman. Un personnage avec une telle force de vie, on n'en serait pas étonné.


Triple crossing / Sebastian Rotella ; traduit de l'anglais (États-Unis) par Anne Guitton.
Paris : Liana Levi, impr. 2012. - 439 p.
ISBN : 978-2-86746-597-0 : 22,50 €
Titre original : Triple crossing.
Images : couverture du livre et photographie de l'auteur (droits réservés).