March 22, 2012

Les yeux d'Ai

Jusqu'à la fin du mois d'avril, le musée du Jeu de paume présente Ai Weiwei, un artiste chinois aux multiples talents, internationalement reconnu mais étroitement surveillé dans son pays. Ici sont exposées certaines de ses photos qui témoignent, à elles seules, de l'immense richesse de leur auteur.
Né à Pékin en 1957, fils du poète Ai Qing, Ai Weiwei a vécu pendant dix ans à New York, jusqu'à son retour en Chine en 1993. Il en résulte une première série de photos en noir et blanc, prises avec un appareil analogique. Elles montrent la communauté chinoise de New York, le milieu artistique, la rue, les manifestations. Ensuite, avec le groupe de photos intitulé "paysages provisoires", Ai Weiwei donne à voir la Chine d'aujourd'hui, en construction permanente : de la démolition d'anciens villages à des bâtiments ultramodernes en passant par les terrains vagues. Sont également exposées des vues du Nid d'oiseau, le stade de Pékin réalisé pour les Jeux Olympiques de l'été 2008 et auquel Ai Weiwei a participé en tant que consultant artistique. Le célèbre groupe "étude de perspective", lui, remet en question les institutions ou monuments a priori incontestables de chaque pays.
Et puis il y a ces magnifiques portraits aux couleurs vives ainsi que ces photographies tirées de son blog et rassemblées par thématique (de la cuisine – alléchante et colorée, encore – aux autoportraits), variations contemporaines des séries de la peinture ou du pop art. Superbes et en apparence moins graves que les images du tremblement de terre de 2008 ou de l'absurde construction-démolition de l'atelier de Shanghai.
L'exposition, parce qu'elle ne réduit pas son œuvre à sa dimension politique, n'en rend qu'un plus bel hommage à ce photographe prolifique, témoin de son temps.


Ai Weiwei : « entrelacs »
Du 21 février 2012 au 29 avril 2012
Musée du Jeu de paume
1, place de la Concorde
75008 Paris
France
www.jeudepaume.org
Images : Stade olympique, 2005-2008 puis Paysages provisoires, 2002-2008.
Cop. Ai Weiwei

February 16, 2012

Premiers romans

Lucía Puenzo est née en 1976 et Wendy Guerra en 1970. Que ce soit dans l'Argentine contemporaine ou dans le Cuba des années quatre-vingts, leurs deux romans dépeignent les contrastes sociaux et une certaine violence tout en évoquant l'exil. Les liens familiaux tiennent une importance considérable dans ces œuvres. Mais leur fil conducteur, fantastique d'un côté et poétique de l'autre, c'est l'eau. L'eau apaisante, sensuelle, salvatrice, l'eau d'une nouvelle naissance, la mère nourricière, l'image de la pulsion créatrice, le flux de l'écriture. Car tous ces personnages féminins aiment une chose par-dessus tout : plonger leurs corps dans l'eau.

L'enfant poisson
Dans une langue crue et directe, le narrateur, un chien nommé Serafín, relate l'amour qui naît entre deux très jeunes femmes, Lala et La Guayi. La seconde sert comme domestique dans la famille de la première. Entre les quartiers de la bourgeoisie intellectuelle de Buenos Aires et les rumeurs des villages paraguayens, une relation pleine d'idéalisme s'instaure entre Lala et La Guayi, qui portent en elles de lourdes responsabilités. Charnière très sud-américaine de l'ouvrage, la légende de l'enfant poisson nous emmène entre rêve et réalité, un rêve inventé pour supporter la réalité morbide d'un infanticide. Avec l’enfant poisson, le réalisme magique relie entre eux de nombreux éléments du roman.

Il y a aussi des figures plus éphémères telles que celle de Mara, cette jeune paraguayenne repérée par un trouble individu pour se rendre à de prétendus concours de beauté aux États-Unis. Mais la jeune fille, qui sait ce qu'a vécu son frère, ne veut pas connaître le même sort et les mêmes désillusions. Elle se défigure volontairement pour anéantir toutes ses chances de quitter son village.
À tous les niveaux, ce roman révèle une grande intensité dramatique.

Tout le monde s'en va
En deux parties, "Journal d'enfance" (1978-1980) et "Journal d'adolescence" (1986-1990), ce roman plein d'éléments autobiographiques suit la vie d'une jeune cubaine qui écrit avec rage et poésie et qui, d'enfant, devient femme.
Tout le monde s'en va, c'est ce que constate tous les jours la narratrice Nieve Guerra : d'abord son père, puis son beau-père, les amis de sa mère, ses propres amis et bientôt ses fiancés. Alors, en même temps qu'elle apprend à dire adieu sans se retourner tout en s'épanchant inlassablement dans son journal, elle n'aspire qu'à une chose : partir, s'enfuir ailleurs, n'importe où hors de ce pays où règne une paranoïa généralisée.
Son journal d'enfance s'ouvre avec cette citation de Baudelaire qui lui sied à merveille : "La patrie, c'est l'enfance". Oui, et ici plus particulièrement la mère. Nieve a autant envie de fuir sa mère que son pays. Sa mère, victime du régime cubain, incarne parfois ce pays, quoique à son corps défendant : manque d'intimité, négligence, mais aussi richesses intellectuelles immenses et cachées.

À un moment, alors qu'elle se sent plus que jamais seule, Nieve se rend compte qu'elle ne partira pas de Cuba. "Je regardai ma mère. Elle était comme il y a dix ans, pleurant dans un coin, déçue, lasse et plus maigre que jamais. Je la regardai bien pour ne pas oublier cette minute. C'était mon tour d'être désenchantée et elle le savait parfaitement, bien avant que cela se produise." La narratrice pense cela avec désespoir et soulagement à la fois, le soulagement de s'être enfin révélée à elle-même.
Non sans douleur, c'est alors une véritable renaissance (elle est née en décembre et a passé les moments les plus heureux de son enfance à se baigner dans la lagune de Cienfuegos) : "Je touchai le mur. Je regardai la mer glacée de décembre, je découvris mon visage dans la clarté de l'eau et me retrouvai à nouveau nue selon le rituel familier. D'abord les chaussures, puis les sous-vêtements. Je ne pus calculer les kilomètres qui me séparaient de lui ; je ne regardai pas en arrière, je ne respirai pas profondément et ne pensai même pas aux conséquences. Je me jetai à la mer, plongeant mon corps dans la profondeur tranchante et glacée, qui m'accueillait à nouveau avec naturel." Quand elle nage comme quand elle écrit, Nieve se sent plus libre. À la Havane, parmi les odeurs de "gaz liquide", de "poisson frais" et de politique, une femme est amoureuse et prisonnière de son pays.
Wendy Guerra n'en est pas là à son premier ouvrage puisqu'elle est déjà une poétesse confirmée, mais on lira Mère Cuba, son deuxième roman.

L'enfant poisson : roman / Lucía Puenzo ; traduit de l'espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet.
Paris : Stock, impr. 2009. - 205 p.
Collection La cosmopolite.
ISBN : 978-2-234-06340-2 : 18 €
Titre original : El niño pez.

Tout le monde s'en va : roman / Wendy Guerra ; traduit de l'espagnol (Cuba) par Marianne Millon.
Paris : Stock, impr. 2008. - 278 p.
Collection La cosmopolite.
ISBN : 978-2-234-06035-7 : 19 €
Titre original : Todos se van.

December 01, 2011

Voyage vers l'oubli

Loin d'où aborde la question de l'émigration des nazis en Amérique du Sud à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Un jour de janvier 1945, une jeune femme d'origine viennoise s'enfuit d'un camp de la Wehrmacht en Pologne, dans lequel elle était employée comme archiviste. En effet, elle a entendu les rumeurs : les Allemands sont sur le point d'être vaincus ; elle prend peur. Avec sur elle une fausse carte d’identité et vingt kilos de dents en or qu'elle a subtilisés au camp, elle va traverser l'Europe seule et, de Teschen, passer par la ville tchèque d’Ostrava, Brno, Vienne, Trieste ainsi que Gênes. Elle arrivera enfin à Buenos Aires.



Le roman nous emmène, par étapes, jusqu'en décembre 2008, alors que son fils cherche toujours à connaître son histoire. Thème récurrent chez Edgardo Cozarinsky, l’identité s’impose ici comme trame de fond. Une identité que l'on cache, que l'on change. Une identité qui peut rester à tout jamais mystérieuse aux yeux de certains. Dans le même temps, le personnage principal montre que l'on peut changer qui l'on est sans changer ce que l'on est. Cette femme est en effet déroutante en ce qu'elle ne remet rien en question. Elle continue à admirer les nazis -dont le médecin eugéniste du camp-, à abhorrer les juifs. Elle vit au présent, tantôt craintive, tantôt insensible, mais jamais dans l'introspection. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, il s'agit d'un changement d'identité sans remise en cause de soi, en quelque sorte. Comme le montre la citation d'Emily Dickinson en tête du troisième chapitre, cela n’empêche pas les méandres de la mémoire de s’avérer dangereux. Laisser libre cours à ses souvenirs, c’est risquer de remettre en cause l’oubli que l’on est venu chercher dans cette contrée lointaine. Or cette femme aspire à l’oubli, mais sans lui donner du sens. Ce qui la rend plus vulnérable aux soubresauts de sa mémoire.



Et puis, avec ces personnages qui ne se sentent jamais chez eux, dans un "pays d'asile plus que d'adoption", est abordé le thème de l'errance. "Où aller quand on ne sait pas d'où l'on vient ?", semble se demander Federico, le fils en perpétuel questionnement identitaire, lui. À l'image du juif errant mythique, aller loin, mais loin d'où ?
Une errance sans point de départ, mais aussi sans fin.

Loin d'où : roman / Edgardo Cozarinsky ; traduit de l'espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Lu.
Paris : B. Grasset, impr. 2011. - 191 p.
ISBN 978-2-246-77141-8. - 16 €
Titre original : Lejos de dónde.
Images : couverture du livre et portrait de l'auteur par Leandro Teysseire (droits réservés)